I . Introduction :
L'étude du Coran par la démarche linguistique est un domaine très fructueux, du fait des avancées en la matière. Ainsi, le problème de la multiplicité des interprétations plausibles du Coran, dont presque chaque mot dont il fait usage est polysémique se résout avec la méthode de l'analyse distributionnelle des champs sémantiques et des significations de chaque terme choisi à travers l'entièreté du Coran [1]. Ainsi, il devient possible de nous fixer sur le sens le plus cohérent de strictement chaque mot du Coran, en recoupant les sens multiples de chaque mot du Coran avec tous les autres, suivant son contexte débutant au sein du verset où celui-ci se trouve, du paragraphe exact, de la sourate concernée, jusqu'à l'entièreté du Coran. En prenant pour principe que le Coran est un livre cohérent ne comportant pas de contradiction interne.
"S'il provenait d'un autre que Dieu, ils y trouveraient certes maintes contradictions." (4:82)
Un domaine très riche, pour la bonne compréhension du Coran par la démarche linguistique, est l'approche par la rhétorique sémitique. La sémantique sous-jascente aux sourates coraniques se doit d'être bien contextualisée pour en maîtriser le sens originel. La présentation en profondeur de toutes les dimensions de ce domaine dans cet article n'est pas possible, mais ne pas aborder cela aurait été un grand vide dans notre approche traitant de l'islam primitif. Nous allons donc brièvement aborder ce sujet et le présenter en guise de prise de conscience de son importance capitale qui est l'une des lignes de recherches directives sous-jascentes à nos recherches partagées traitant du paleo-islam.
II. Cosmogonie Coranique et Rhétorique Sémitique :
Un exemple de mécompréhension au sujet du Coran est là question de la cosmogonie, et les récits de la Genèse selon celui-ci, qui s'est naturellement installée du fait de l'ignorance de la rhétorique sémitique.
En effet, tout comme l'absence de voyelle écrite dans les premiers manuscrits a induit un certain éloignement de la pronociation exacte des sourates au fil du temps, les changements sémantiques ont également insensiblement fait dériver notre compréhension des récits de la genèse, à mesure de l'éloignement du bassin anthropologique de son lieu de création.
(41:9-14) "Dis :'Renierez-vous [l’existence] de celui qui a créé la terre en deux jours et lui donnerez-vous des égaux ? Tel est le Seigneur de l’univers, c’est Lui qui a fait des anceages dedans par dessus d’elle, l’a bénie et lui assigna ses ressources alimentaires en quatre jours d’égale durée. [Telle est la réponse] à ceux qui t’interrogent. Il s’est ensuite adressé au ciel qui était alors en fumée et lui dit, ainsi qu’à la Terre : - 'Venez tous deux, bon gré, mal gré'. Tous deux dirent : 'Nous venons obéissants'. Il décréta d’en faire sept cieux en deux jours et révéla à chaque ciel sa fonction. Et nous avons décoré le ciel le plus proche de lampes [étoiles] et l’avons protégé. Tel est l’Ordre établi par le puissant, l’omniscient."
"Votre Seigneur, c’est Allah, qui a créé les cieux et la terre en six jours." (7:54) "Votre Seigneur, c’est Allah, qui a créé les cieux et la terre en six jours." (10:3) "Et c’est Lui qui a créé les cieux et la terre en six jours." (11:7) "C’est Lui qui, en six jours, a créé les cieux, la terre et tout ce qui existe entre eux." (25:59)
Les chiffres figurant dans ces versets avaient un sens très particulier dans la sémantique des peuples Sémitiques. Ainsi :
□deux : signale la création (mâle/femelle), (nuit/jour), (terre/ciel), ...
□quatre : signe de la Terre (Nord\Sud\Ouest\Est), (eau\feu\terre\air), ...
□six : signe de la complétude ( tête\tronc\deux bras\deux jambes), ...
□sept : signe de la perfection, du grand nombre.
De même le nombre :
mille, signifie par ailleurs la grandeur du nombre dans de nombreuses civilisations, et chez les peuples sémitiques aussi.
Si ces chiffres sont compris dans le sens numérique, les versets fondés sur la création parfaite par la main de Dieu sont mécompris et nous nous éloignons loin du sens originel visé dans ces récits. Une telle lecture dénudée de l'arrière plan sémantique de ces récits perd toute scientificité et nous empêche de comprendre ceux-ci comme le voulait leur auteur. Ces nombres n'ont pas nécessairement une visée quantitative et sont une trace très ancienne d'une rhétorique sémitique oubliée par les lecteurs non initiés au sujet de la linguistique et de la littérature Antique.
"La création des septs cieux en six jours" signifiait à l'époque dans les esprits
"le parachèvement des cieux de façon parfaite", sans inquiétude sur la durée de cette création ou les détails de cette genèse. De même, la création par tranches de deux jours ne visait pas spécialement une idée chronologique, mais l'idée de la création qui continue par étapes. Tandis que la formation de la Terre en quatre jours signalait la genèse de la Terre-même dans un style indifférent de la durée de cette création. Par ailleurs, le terme
Yawm rendu par jour ne signifiait pas dans ces passages une durée de 24 heures dans la sémantique de l'époque, un
jour pouvant durer
comme 1.000 ans, voire
comme 50.000 ans.
Il faut lire les récits de la genèse dans la sémantique et selon la rhétorique sémitique ancienne pour les comprendre comme les anciens. La lecture de ceux-ci dans la logique moderne soucieuse des durées et de la chronologie génère une altération dans la bonne compéhension du sens visé lors de leur rédaction.
III. Récit de Noé et L'Âge du Patriarche :
Il est notoire que le Coran ignore la notion de Déluge (هطول) et utilise plutôt le terme طوفان signifiant simplement
inondation. Ainsi, de nombreuses confusion du récit de Noé selon le Coran et la version post-massorétique de la Bible sont monnaie courrante. Le Coran ignore également la notion d'Arche ou de Coffre et décrit une modeste embarcation par les termes سفينة et فلك. L'idée d'un engin hyper sophistiqué hermétique de la version biblique étant très éloignée du récit coranique de l'inondation.
Au verset (54:13) l'embarcation est décrite ainsi :
"وحملناه على ذات الواح ودسر". Ce qui signifie "la chose faite de branches et d'étoupe". Tandis que les passagers de ce modeste radeau sont décrits d'une façon également très éloignée de la version biblique, réécrite sous l'influence culturelle babylonienne selon les versions sumériennes. Quoi que cela soit traduit par
"charge de chaque espèce une paire", les termes exactes sont bien
"acceptes-y de chaque paire un couple". Autrement dit, l'idée d'espèce encore inexistante au Moyen-Âge sur une influence de la lecture moderne du récit, alors que le verset évoque vaguement des paires d'animaux sans d'autre précision, et de les accepter sur son embarcation par couples. Ainsi il apparait que la version coranique ante-massorétique ou endémique de l'Arabie préislamique mentionne une modeste embarcation faite de branches et d'étoupe (
دسر ) : (54:13). Le radeau s'élève avec l'inondation, et Noé accepte les animaux qui s'y accrochent par couples rejetant tout autre bête. Ainsi, l'un de ses fils croisé lors de la montée des eaux est appelé à y monter, mais il reffuse et une vague l'emporte pendant la discussion.
(12:42-43)
:
"Et elle vogua en les emportant au milieu des vagues comme des montagnes. Et Noé appela son fils, qui restait en un lieu écarté : 'Ô mon enfant, monte avec nous et ne reste pas avec les mécréants'. Il répondit : 'Je vais me réfugier vers un mont qui me protègera de l’eau'. Et Noé lui dit : 'Il n’y a aujourd’hui aucun protecteur contre l’ordre d’Allah. (Tous périront) sauf celui à qui Il fait miséricorde'. Et les vagues s’interposèrent entre les deux, et le fils fut alors du nombre des noyés."
D'après le récit du Coran, l'embarcation de Noé ressemblait à un radeau de ce genre.
Ce passage et d'autres emploient le terme حمل. Ce terme signifie l'idée de prendre avec, ou de charger. Par ailleurs le terme جبل qui dépeint les vagues comme des montagnes, n'est pas spécifique au récit de Noé dans le Coran. Il s'agit de la forme des vagues, et non de leurs dimensions. Le mot جبل désigne par ailleurs en arabe toute monticule, et est rarement utilisé pour les plus grandes chaines de montagnes que le Coran désigne alors par les termes طور.
Un autre point à recontextualiser dans la sémantique et la logique ancienne est la longévité de Noé, décrite dans le Coran comme étant de
"mille ans amputés de cinquante années". Or, un autre verset éclaire ce sujet par les termes :
"un rappel que toute oreille fidèle conserve".
(69:11-12) :
"C’est Nous qui, quand l’eau déborda, vous avons chargés sur l’Arche afin d’en faire pour vous un rappel que toute oreille fidèle conserve."
Point important, car la transmission du récit par les oreilles fidèles, signifie que cette longévité de Noé est conservée dans les termes ancestraux de génération en génération
(cf phylogénie mythologique). Cela a toute son importance, de par la question du calendrier en usage au moment de la rédaction de ce récit. Or, chez les peuplades nomades, les saisons n'ayant pas d'importance, le calendrier se basait uniquement sur les cycles lunaires, en sorte que l'on comptait l'âge des souverains en cycles lunaires. Ainsi, les sumériens comptaient aussi l'âge des monarques et nombre de cylces lunaires. Et cela se constate sur les plus anciennes tombes sumériennes. Un tel usage calendaire, tombé dans l'oubli continue néanmoins d'exister chez certaines tribus archaïques d'Amazonie vivant de pêche et de cueillette. Néanmoins, 950 mois correspondent à 79 années dans le système de calendrier moderne. Et cet âge était un âge très avancé dans le passé. La découverte archéologique de ce type de comput chez les sumériens consolide cette lecture de façon tranchante. Pareillement, le verset ; (19:25) :
"ils demeurèrent dans leur caverne trois cents ans et en ajoutèrent neuf" : décrit les versions divergentes au sujet des jeunes dormeurs, et la version du rajout de neuf ans signale de calibrage entre le calendrier solaire et le calendrier luni-solaire chez certains narrateurs. Ainsi, une personne actuelle ayant 90 ans selon le calendrier solaire, a 94 ans et 4 mois selon le calendrier lunaire.
IV. Structure du Coran et Rhétorique Sémitique :
Le lecteur moderne du Coran aura une forte impression d'un ouvrage décousu, sans structure logique ou fil conducteur. Il aura l'impression que les sujets s'interrompent d'une façon chaotique. Et même les grands exégètes classiques ont cherché à établir des fils conducteurs, mais en vain. Or, la relecture scientifique fondée sur les connaissances en rhétorique sémitique a permis de démontrer de façon scientifique, que le Coran est au contraire régi par une organisation et une structure logique extrêmement rigoureuse. Les sourates étant organisées par sous-parties thématiques organisées selon un jeu de symétries sophistiqué, de même que l'ordre des sourates, les unes par rapport aux autres. À la suite de Roland Meynet au sujet de la rhétorique sémitique biblique, Michel Cuypers l'ayant appliquée au Coran, a démontré et redécouvert des structures logiques oubliées et exposé sourate par sourate, la symétrie interne thématique de nombreuses sourates. Pour donner une idée partielle à ce sujet, développons un peu cette question de symétries thématiques typiques de la rhétorique sémitique.
Les symétries des sous-thèmes des sourates sont organisées du genre : A\B B\A ou encore A\B\C A'\B'\C' en sorte qu'une logique d'arrière plan organise l'ensemble selon une symétrie complexe et rigoureuse à plusieurs niveaux. Donnons un exemple, la sourate Joseph :
a.Joseph voit un rêve. b.Son père le met en garde. c.Ses frères lui tendent un piège. d.Il est retiré du puis. d'.Il est emprisonné. c.Il tend un piège à ses frères. b.Il ramène son père. a.Son rêve se concrétise.
Ce type de structure de récit typique des peuples sémitiques de l'Antiquité est tombé en désuétude avec la dégradation de la langue arabe par acculturation, en sorte que même les plus anciens exégètes en ignoraient jusqu'à l'existence.
Cette découverte scientifique démontre par ailleurs de façon vérifiable, que la version actuelle voyellisée d'après la réforme de l'écriture arabe est très fidèle à la version d'origine. Puisque la conformité du corpus consonantique de celui-ci est conforté par les manuscrits de Sana'a les plus anciens datés de l'époque du Prophète et des premiers Caliphes, et vu qu'une réécriture des sourates sur une base consonnantique en sorte d'en créer ces structures rigoureuses aurait été une mission improbable, d'autant plus que cette forme de rhétorique était dès lors déjà tombée en désuétude et était ignorée même des plus anciens ouvrages d'exégèse. Lors de la compilation du Coran, l'ordre des versets a été scrupuleusement conservé [2]
La plupart des racines des mots en langue arabe étant polysémiques, et les voyelles ne s'écrivant pas encore du temps du Messager, ce système de composition jouait un rôle central pour se fixer sur le sens visé par chaque terme, en regard de sa position dans l'ensemble du texte étudié. L'émulation générée par ces jeux de miroirs sémantiques émoustillant l'esprit des orateurs, leur rythmique accentuant l'amplitude de ces sensations, l'impact phonétique des consonnes entrant en harmonie étaient très prisés chez les arabes, au coeur du paysage désertique du hijaz.
V. Les lettres isolées des débuts de sourates :
Un autre point qui est une caractéristique sémitique est la présence de lettres isolées en débuts de certaines sourates. Historiquement les lettres de l'alphabet arabe consistaient en des hiéroglyphes, des images d'objets déterminant les consonnes par leur prononciation, et servant à représenter les idées à véhiculer. Ainsi le Alif représentait un taureau, et par là l'idée de force, de puissance... Le Ba représentait une demeure, symbolisant l'idée de localité, d'abri, etc. Il est remarquable que cette symbolique oubliée des lettres arabes employées en débuts de sourates sont en harmonie avec les sourates dont elles annoncent l'orientation. Cette synergie entre ces lettres isolées et le message des sourates, et dont l'origine était oubliée, tout comme la structure en poupées russes, et d'une grande profondeur dans la maîtrise de cette langue est la marque du contenu hors pair du Coran.
V.a. Liste des muqatta'at par sourate :
SOURATE | LETTRES |
al-Baqarah | ʾAlif Lām Mīm الم |
Āl Imrān | ʾAlif Lām Mīm الم |
al-Aʿrāf | ʾAlif Lām Mīm Ṣād المص |
Yūnus | ʾAlif Lām Rā الر |
Hūd | ʾAlif Lām Rā الر |
Yūsuf | ʾAlif Lām Rā الر |
Ar-Raʿd | ʾAlif Lām Mīm Rā المر |
Ibrāhīm | ʾAlif Lām Rā الر |
al-Ḥijr | ʾAlif Lām Rā الر |
Maryam | Kāf Hā Yā ʿAin Ṣād كهيعص |
Ṭāʾ Hāʾ | Ṭā Hā طه |
ash-Shuʿārāʾ | Ṭā Sīn Mīm طسم |
an-Naml | Ṭāʾ Sīn طس |
al-Qaṣaṣ | Ṭā Sīn Mīm طسم |
al-ʿAnkabūt | ʾAlif Lām Mīm الم |
ar-Rūm | ʾAlif Lām Mīm الم |
Luqmān | ʾAlif Lām Mīm الم |
as-Sajdah | ʾAlif Lām Mīm الم |
Yāʾ Sīn | Yā Sīn يس |
Ṣād | Ṣād ص |
Ghāfir | Ḥā Mīm حم |
Fuṣṣilat | Ḥā Mīm حم |
ash-Shūrá | Ḥā Mīm; ʿAin Sīn Qāf حم عسق |
Az-Zukhruf | Ḥā Mīm حم |
Al Dukhān | Ḥā Mīm حم |
al-Jāthiya | Ḥā Mīm حم |
al-Aḥqāf | Ḥā Mīm حم |
Qāf | Qāf ق |
Al-Qalam | Nūn ن |
|
|
V.b. Symbolisme oubliée de ces lettres :
- Taureau-Bâton-Eau ---------------------------- Le Puissant guide à la science ---------------------- الم
- Taureau-Bâton-Eau-Papyrus ------------- Le Puissant guide à la science par l'écriture------ المص
- Taureau-Bâton-Eau-Tête --------------- Le Puissant guide à la science par la raison ---------- المر
- Taureau-Bâton-Tête -------------------------- Le Puissant enseigne la raison ----------------------- الر
- Paume-Fenêtre-Main-Oeil-Papyrus ------- Transmission de savoirs cachés ---------------- كهيعص
- Marque-Fenêtre --------------------------------- Connaissances à conserver ------------------------ طه
- Marque-Poisson ------------------------------- Conservation de sagesses --------------------------- طس
- Marque-Poisson-Eau ------------------------ Protection de sagesses et de savoirs ----------------- طسم
- Main-Poisson ---------------------------------------- Don de la vie ------------------------------------- يس
- Papyrus ----------------------------------------------- Enseignement ------------------------------------ ص
- Mur-Eau ------------------------------------------- Protéger la science --------------------------------- حم
- Mur-eau-Oeil-Poisson-Aiguille ----- Transmissions de connaissances à protéger --------- حم عسق
- Aiguille ------------------------------------------------------ Relier ----------------------------------------- ق
- Serpent ------------------------------------------- Savoir, sagesse, protection ---------------------------- ن
On note l'évidence du symbolisme lié à la transmission et à la conservation de savoirs. Plus finement, le symbolisme des lettres d'introduction sont en synergie avec les thématiques des sourates où elles sont usitées.
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[1] En fait, cette analyse débordera du stricte cadre de l'étude du corpus du Coran, pour s'étendre dans la littérature arabe médiévale, et vers les textes anciens rédigés dans des langues soeurs telles que l'araméen, ou l'hébreu, dans la quête du sens primitif des mots partagés par ces langues.
[2] Ibn Zubaïr a demandé à Uthmān : « Ce verset {Ceux d’entre vous que la mort frappe et qui laissent les épouses, doivent laisser un testament en faveur de leurs épouses} a été modifié par l’autre verset. Pourquo le laisses-tu dans l'écrit ? » Uthmān lui répondit : « Mon neveu ! Je ne bougerai rien de son emplacement. » (al-Bukhāri)